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Francis Joyon : tout simplement

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Un homme averti en valant deux, nous avions multiplié les points d’entrée pour maximiser les chances de rencontrer notre homme. Volonté de se protéger ? Timidité ? Pour vivre heureux, vivons caché ? Conjonction des efforts de nos « contacts », c’est finalement par le très orthodoxe canal de l’agence de communication qui tente de gérer le phénomène que nous nous retrouvons ce lundi matin d’avril à bord du trimaran géant rouge.

 

Arrivant de Lorient, où les grosses écuries abritent dans des cathédrales de verre et d’acier des cohortes de fantassins logotypés de la tête aux pieds, le contraste est saisissant. Là, tout au bout du môle Loïc Caradec à La Trinité-sur-Mer, Francis Joyon est seul à préparer Idec. « Normalement, le lundi, mon père vient. Mais là, avec la pluie annoncée, je lui ai dit de rester à la maison. » Il préfère travailler ainsi, Francis, en harmonie avec le temps et… la météo. Il ne voit pas l’utilité de s’encombrer d’une équipe toute la semaine, si le seul jour de la semaine où il fait beau et où ils peuvent travailler, c’est le samedi… quand ils sont partis en week-end !

 

Alors que les autres coursiers du large profitent du ponton pour faciliter le travail de préparation, Idec, lui, en est éloigné. Pour protéger des chocs ou des importuns ? Comme dans les années 80, c’est en annexe que le skipper vient vous chercher. Pas de moteur ronflant pour autant. D’un simple et agile coup de pagaie, il accoste le catway. Avec la plus grande gentillesse, il vous demande si vous pouvez y déposer la « petite » latte (un bon 6 mètres !) qu’il transporte.

 

Ceci fait, les présentations sont rapides. Alors que la différence de gabarit pourrait laisser craindre la compression de vos phalanges style César, la poignée de main est incroyablement chaleureuse. On rejoint le trimaran d’un même coup de pagaie et on monte à bord. Où l’expression prend tout son sens lorsqu’on se surprend à littéralement « escalader » le bras arrière. On bricole deux minutes le bout du safran relevable. « Statistiquement, la principale avarie sur un tour du monde, c’est la casse de safran sur un ofni, alors on l’a fait relevable. C’est le seul système un peu compliqué du bateau. » Et c’est déjà le grain. On se réfugie à l’intérieur du fameux dog-house. Lui s’assoit sur la bannette de quart inclinable tribord, je garde la marche d’entrée. Comme ça, il ne pourra plus s’échapper ! Deux mètres sur deux, peints en blanc, un siège de veille avec vue panoramique, un seul afficheur, deux taquets à l’entrée pour les choqués d’urgence, et c’est tout. Compliqué de faire simple pour certains ? Pas pour Francis Joyon. Adossé à la cloison, il a la tête penchée à 45° pour passer sous le roof, mais un sourire enjôleur, presque enfantin, ne le quitte pas. Le regard bleu délavé, presque transparent, rieur, n’est pas un trucage pour photos de magazines. Avait-il ce même regard, « le p’tit gars de la campagne » quand il est entré à l’école de voile ?

 

En tout cas, il ne s’est pas contenté de rêver en dévorant les livres de Moitessier ou ceux relatant l’épopée des Damien. Il dessine, il construit, d’abord en bois, en « amateur ». Un premier monocoque, puis très vite plusieurs catamarans. Parce que, même en croisière, ça va plus vite. Et donc plus loin aussi, jusqu’en Irlande, ce qui à l’époque paraissait pour beaucoup le bout du monde ! Au confort, il préfère l’harmonie avec la mer. Sans moteur, il fait tout à la voile. Et si un qualificatif rejoint tous ses bateaux, c’est bien la simplicité. Une véritable philosophie, qui pour lui est la seule façon de durer, en multi, comme dans la vie.

 

Et c’est sans aucun doute parce que tout lui paraît simple qu’il relève les paris les plus fous. C’est ainsi que, pour son premier chantier composite, il s’attaque en 1989 à un catamaran de 21 mètres. Non content de récupérer les coques délaminées d’Elf Aquitaine II, il en adapte la structure pour passer de bras en croix à des bras parallèles. Pour le mât, même technique, il ramène celui de Jean Stalaven, 25 mètres en trois parties, sur le toit de sa voiture ! Et il est surpris que cela vous étonne. Pas fan des régates entre trois bouées style Grands Prix, il ne conçoit les courses en équipage qu’au large. Ce sera Cadix-San Salvador et une troisième place prometteuse pour une première. Comme il ramène le bateau en solitaire l’hiver suivant, il s’aperçoit que c’est « gérable » en solo et s’inscrit donc à La Route du Rhum 1990. Coup du sort pour les uns, le règlement est modifié à la dernière minute pour limiter la longueur des bateaux à 60 pieds soit 18,28 m. Pas un problème pour Francis qui sort la scie sauteuse et termine la course malgré un bateau prenant l’eau de toutes parts, car « je n’avais pas rebouché tout ce que j’avais coupé ! » avoue-t-il goguenard, comme un enfant racontant une bêtise prescrite. Mais si Francis Joyon est vraiment unique, deux personnages forcent visiblement son admiration. Du premier, Mike Birch, il a retenu l’exemple de « toujours ramener le bateau ». Il se souvient du Canadien, remontant la rivière du Crac’h, un hauban cassé, mais ayant sauvé le mât par la bonne manœuvre, au bon moment. Du second, l’architecte Nigel Irens, il dit qu’il a « le génie », que, sans ordinateur ni équipe pléthorique, sa simple intuition est à l’origine de nombre d’évolutions des multicoques modernes, notamment ces étraves allongées que l’on retrouve effectivement sur tous les derniers bateaux construits.

 

 C’est pourtant un plan Thompson, le magnifique  « Paragon », dont Francis Joyon fait ensuite l’acquisition. C’est l’époque bénie où « les sponsors cherchent un bateau ». Et il n’est pas insensible au fait d’avoir été le premier à contracter avec la Banque Populaire, aujourd’hui partenaire majeur de la voile dans notre pays. Que de chemin parcouru en effet quand on sait qu’à l’époque, le budget de la transat en double était de 70 000 francs (10 670 euros) et était géré localement par la caisse régionale. Après, il reconnaît volontiers que son mode de fonctionnement n’était pas forcément « compatible » avec un grand groupe où tout se décide depuis Paris, le tout étant dit sans amertume aucune. 

 

Au final, Francis Joyon est un homme fidèle, qui n’aura porté les couleurs que de trois sponsors en vingt-cinq ans de carrière. BPO donc d’abord, puis le département de l’Eure et Loire, dont il est originaire, et à qui il offrira une magnifique victoire dans la Transat Anglaise de 2000. Et enfin Idec, qui l’accompagne dans sa campagne de records victorieuse, dont ce fameux tour du monde en solo en un peu plus de… 57 jours ! Une relation forte, empreinte de simplicité, d’humanité, à laquelle Francis Joyon a tenu à associer l’ICM (Insitut du cerveau et de la moelle épinière) dont le logo s’inscrit en immenses caractères blancs sur la coque rouge. La relation est simple. On élaborera le programme de l’année directement avec le grand patron d’Idec à l’occasion d’une prochaine rencontre. Tout juste évoque-t-on une possible régate planétaire en solo pour l’an prochain ou dans deux ans, selon les desiderata des sponsors. Le sien et celui de « Thomas » en particulier. Francis, lui, attend tranquillement, mais sera prêt à temps et indéniablement un sérieux client.

 

On propose un dernier coup de main. Mais une amarre à retendre alors que le vent monte encore d’un cran et « j’en profite pour te déposer à terre ». Economie de mots, économie de gestes, tout est important, tout est efficace, déformation professionnelle de circumnavigateur solitaire. Pas envie, de toute façon, de déranger ou de rompre l’harmonie qui se dégage entre cet homme et son bateau. Nous aurions pourtant pu passer des heures à écouter les silences, épier le geste juste, croiser le regard complice, admirer la relation quasi fusionnelle d’un homme avec son voilier. Mais peu importe la montre, la rencontre est de celles qui marquent, vous questionnent sur votre propre existence, votre parcours, votre relation à la mer, et même à votre bateau. Une véritable leçon de vie, sans le vouloir, en toute simplicité.

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